De la voie pacifique.

16ème question. –La suppression de la propriété privée est-elle possible par la voie pacifique ?
Réponse. Il serait à souhaiter que cela fût possible et les communistes seraient certainement les derniers à s’en plaindre. Les communistes savent très bien que toutes les conspirations secrètes sont, non seulement inutiles, mais même nuisibles. Ils savent trop bien que les révolutions ne se font pas par ordre, mais qu’elles sont partout et toujours la conséquence nécessaire des circonstances absolument indépendantes de la volonté et de la direction des partis, et même des classes. Mais ils voient également que le développement du prolétariat se heurte dans presque tous les pays civilisés à des répressions brutales, et qu’ainsi tous les adversaires des communistes travaillent de toutes leurs forces à la révolution. Si le prolétariat opprimé est ainsi poussé à la révolution, nous, communistes défendrons par l’action, comme maintenant par la parole, la cause des prolétaires.

De la possibilité de supprimer la propriété privée

15ème question. –La suppression de la propriété privée n’était donc pas possible autrefois ?
Réponse.  Non. Toute transformation de l’ordre social, tout changement dans les rapports de propriété, sont la conséquence nécessaire de l’apparition de nouvelles forces productives ne correspondant plus aux anciens rapports de propriété. La propriété privée elle même est apparue. Car la propriété privée n’a pas toujours existé. Lorsque, à la fin du moyen âge, un nouveau mode de production est apparu dans la manufacture, mode de production en contradiction avec la propriété féodale et corporative de l’époque, cette production manufacturière, ne correspondant plus aux anciens rapports de production, donna naissance à une forme de propriété : la propriété privée. En effet, pour la manufacture et pour la première période du développement de la grande industrie, il n’y avait pas d’autre forme de société possible que la société basée sur la propriété privée. Tant qu’on ne peut pas produire une quantité suffisante de produits pour que non seulement il y en ait assez pour tous,  mais qu’il en reste encore un certain excédent pour l’augmentation du capital social et pour le développement des forces productives, il doit nécessairement y avoir une classe dominante, disposant des forces productives de la société, et une classe pauvre, opprimée. La constitution et le caractère de ces classes dépendent chaque fois de la phase de développement de la production. Le société du moyen âge, qui repose sur la culture de la terre, nous donne le seigneur féodal et le serf ; les villes de la fin du moyen âge nous donnent le maître artisan, le compagnon et le journalier, le dix septième siècle, la manufacture et l’ouvrier ; le dix neuvième siècle, le grand industriel et le prolétaire. Il est clair que, jusqu’à présent, les force productives n’étaient pas suffisamment développées pour produire assez pour tous, et que la propriété est devenue, pour ces forces productives, un obstacle. Mais aujourd’hui :
1° où, par suite du développement de la grande industrie les capitalistes et les forces productives se multiplient dans une mesure encore inconnue jusqu’ici où les moyens existent d’augmenter rapidement jusqu’à l’infini ces force productives ;
2° où ces forces productives sont concentrées dans les mains d’un petit nombre de capitalistes, tandis que la grande masse du peuple est de plus en plus rejetée dans le prolétariat ; et que sa situation devient plus misérable et plus insupportable dans la mesure même où les richesses des capitalistes augmentent ;
3° où ces forces productives puissantes, se multipliant avec une telle facilité, ont tellement dépassé le cadre de la propriété privée et du régime bourgeois actuel qu’elles provoquent à chaque instant les troubles les plus considérables dans l’ordre social, la suppression de la propriété privée est devenue non seulement possible, mais même absolument nécessaire.

Un nouvel ordre social

14ème question. – De quelle sorte devra être ce nouvel ordre social ?
Réponse. Il devra tout d’abord enlever l’exercice de l’industrie et de toutes les branches de la production, en général, aux individus isolés, se faisant concurrence les uns aux autres, pour remettre à la société toute entière, qui les exercera pour le compte commun, d’après un plan commun et avec la participation de tous les membres de la société. Elle supprimera, par conséquent, la concurrence, et lui substituera l’association. Etant donné, d’autre part, que l’exercice de l’industrie par des individus isolés implique nécessairement la propriété privée et que la concurrence n’est pas autre chose que le moyen d’exercer l’industrie à l’aide d’un certain nombre de personnes privées, la propriété privée est inséparable de l’exercice de l’industrie par des individus isolés, et de la concurrence. La propriété privée devra donc être également supprimée et remplacée par l’utilisation collective de tous les produits, autrement dit par la communauté des biens. La suppression de la propriété privée est même le résumé le plus bref et le plus caractéristique de la transformation de toute la société, provoquée par le développement de l’industrie, et est souvent, pour cette raison, indiquée à juste raison comme constituant la principale revendication des communistes.

Sur les crises commerciales

13ème question. –Quelles sont les conséquences de ces crises commerciales se reproduisant à intervalles réguliers ?
Réponse. La première, c’est que la grande industrie, quoique elle ait elle même, au cours de sa première période de développement, créé le régime de la libre concurrence, ne s’accorde plus maintenant avec ce régime, que la concurrence, et d’un façon générale, l’exercice de la production industrielle par des personnes isolées sont devenus pour elle un lien qu’elle doit rompre et qu’elle rompra ; que la grande industrie, tant qu’elle sera exercée sur la base actuelle, ne pourra se maintenir qu’au prix d’un trouble général se reproduisant tous les cinq ou sept ans, trouble qui met chaque fois en danger toute la civilisation, et non seulement précipite dans la misère les prolétaires, mais encore ruine une grande quantité de bourgeois ; que, par conséquent, la grande industrie, ou bien se détruira elle même, ce qui est une impossibilité absolue (1), ou aboutira à une organisation complètement nouvelle de la société, dans laquelle la production industrielle ne sera plus dirigée par quelques fabricants se faisant concurrence les uns aux autres, mais par la société toute entière, d’après un plan déterminé, et conformément aux besoins de tous.
Deuxièmement, il en résulte que la grande industrie et l’extension de la production à l’infini, qu’elle rend possible, permettent la création d’un régime social dans lequel on produira une telle quantité de moyens de subsistance que chaque membre de la société aura désormais la possibilité de développer et d’occuper librement ses forces et ses facultés particulières, de telle sorte que cette même propriété de la grande industrie qui, dans la société actuelle, crée la misère et toutes les crises commerciales, supprimera, dans une autre organisation sociale, cette misère et ses crises. Il est donc clairement prouvé :
1° qu’à partir de maintenant, tous ces maux n’ont leur cause que dans l’ordre social actuel, qui ne répond plus aux nécessités ;
3° que les moyens existent dès maintenant de supprimer complètement ces maux par la construction d’un nouvel ordre social

(1) la question se pose, aujourd’hui,  non seulement de la survie de la grande industrie, mais de celle de l’humanité toute entière.

Autres conséquences de la révolution industrielle.

12ème question. –Quelles furent les autres conséquences de la révolution industrielle ?
Réponse. La grande industrie créa, dans la machine à vapeur et d’autres machines, les moyens d’augmenter rapidement et à peu de frais, jusqu’à l’infini, la production industrielle.  La libre concurrence imposée par cette grande industrie prit rapidement, à cause de cette facilité de la production, un caractère extrêmement violent. Un nombre considérable de capitalistes se jetèrent sur l’industrie, et bientôt, on produisit plus qu’on ne pouvait consommer. La conséquence fut que les marchandises fabriquées s’accumulèrent, ce qui entraina une crise commerciale. Les usines durent arrêter le travail ; les fabricants firent faillite et les ouvriers furent condamnés à la famine. Il en résulta partout une grande misère. Au bout de quelque temps, les produits superflus vendus, les usines commencèrent de nouveau à travailler, les salaires augmentèrent, et, peu à peu, les affaires reprirent leur cours, mais pas pour longtemps, car, de nouveau on produisit trop de marchandises, et une nouvelle crise se produisit, qui prit exactement le même cours que la précédente. C’est ainsi que, depuis le début du siècle ; l’état de l’industrie a constamment oscillé entre des périodes de prospérité et des périodes de crise et presque régulièrement, tous les cinq ou sept ans, une crise semblable s’est produite, entrainant chaque fois une grande misère pour les ouvriers, un état d’esprit révolutionnaire général, et mettant en danger tout le régime existant.

Ouvrier de manufacture et prolétaire

10ème question. – Par quoi le prolétaire se distingue-t-il de l’ouvrier de manufacture ? Réponse. L’ouvrier de manufacture du XVIème au XVIIIème siècle avait encore presque partout en sa possession un instrument de travail, son métier à tisser, son rouet pour sa famille, un petit champ qu’il cultivait pendant ses heures de loisir. Le prolétaire n’a rien de tout cela. L’ouvrier de manufacture vit presque toujours à la campagne et entretient des rapports plus ou moins patriarcaux avec son propriétaire ou son employeur. Le prolétaire vit dans les grandes villes et n’a avec son employeur qu’un simple rapport d’argent. L’ouvrier de manufacture est arraché par la grande industrie à ses rapports patriarcaux, perd la petite propriété qui lui restait encore, et devient de ce fait lui même un prolétaire.

Serfs, artisans et ouvriers

8ème question. – Par quoi l’ouvrier se distingue-t-il du serf ?
Réponse. Le serf a la propriété et la jouissance d’un instrument de production, ou d’un morceau de terre, contre la remise d’une partie du produit ou en échange d’un certain travail. Le prolétaire travaille avec les instruments de production d’un autre, au compte de cet autre, contre la réception d’une partie du produit. Le serf donne, le prolétaire reçoit. Le serf a une existence assurée, le prolétaire n’en a pas. Le serf est placé en dehors de la concurrence, le prolétaire est placé au milieu d’elle. Le serf se libère, soit en se réfugiant dans les villes et en y devenant artisan, soit en donnant à son  maître de l’argent au lieu de travail et de produits, et en devenant fermier libre, soit en chassant son seigneur féodal et en devenant lui même prolétaire, bref, en entrant d’une façon ou de l’autre dans la classe possédante et dans la concurrence. Le prolétaire se libère en supprimant la concurrence elle même, la propriété privée et toutes les différences de classe.

9ème question. – Par quoi le prolétaire se distingue-t-il de l’artisan ?
Réponse. Dans les anciens métiers, après avoir terminé son temps d’apprentissage, le jeune artisan n’était généralement qu’un salarié, pour devenir maître à son tour après un certain nombre d’années, tandis que le prolétaire est presque toujours un salarié pour toute sa vie. L’artisan qui n’était pas encore maître était compagnon de son maître, il vivait dans sa maison et mangeait à sa table, tandis que le prolétaire n’a avec son employeur qu’un simple rapport d’argent. Le compagnons, dans le métier, appartenait à la même catégorie sociale que son maître et partageait ses habitudes, tandis que le prolétaire est séparé socialement de son employeur, l’entrepreneur capitaliste, par tout un monde de différences de classes. Il vit dans un autre milieu, d’une façon complètement différente de lui. Ses conceptions sont absolument différentes des siennes. Dans son travail, l’artisan se servait d’instruments qui étaient en général sa propriété  et pouvait, en tout cas, le devenir facilement, tandis que le prolétaire se sert d’une machine ou d’une partie de toute une machinerie qui n’est pas sa propriété et ne peut pas le devenir. L’artisan fabriquait presque toujours un objet entier, et toujours l’adresse avec laquelle il se servait de son instrument avait une importance décisive pour la constitution du produit, tandis que le prolétaire ne fabrique qu’une partie d’un article, ou ne fait que participer à l’exécution d’un processus partiel de travail pour la fabrication de cette partie, et son adresse personnelle passe au second plan, après le travail de la machine. Elle est souvent plus importante pour la quantité que pour la composition des morceaux d’objets fabriqués par lui. L’artisan était, comme son maître, protégé pendant des générations entières contre la concurrence par les prescriptions corporatives ou par la coutume, tandis que le prolétaire doit s’unir à ses camarades ou faire appel à la loi pour ne pas être écrasé par la concurrence. L’excédant de force de travail l’écrase, lui, et non pas son employeur. L’artisan était, comme son maître, borné, étroit, soumis à l’esprit de caste, adversaire de toute nouveauté, tandis que le prolétaire se voit rappeler à chaque instant que les intérêts de sa classe sont profondément différents de ceux de la classe capitaliste. La conscience de classe se substitue chez lui à l‘esprit de caste et il comprend que l’amélioration de la situation de sa classe ne peut être recherché que dans un progrès de la société. L’artisan était, en fin de compte, réactionnaire, même quand il se rebellait, et la plupart du temps même, précisément à cause de cela, tandis que le prolétaire est de plus en plus contraint d’être révolutionnaire. Le premier progrès social contre lequel se dressa l’artisanat réactionnaire fut la manufacture, c’est à dire la subordination du métier – maître comme compagnon – au capital mercantile, qui se scinda par la suite en capital commercial et en capital industriel. (1)

(1) Depuis, le capital a connu de nouvelles mutations faites de concentrations, de redistributions et couvrant les branches les plus diverses de l’économie : Médias, agriculture, loisirs, culture…

Esclaves et ouvriers

7ème question. – Par quoi l’ouvrier se distingue-t-il de l’esclave ?
Réponse. L’esclave est vendu une fois pour toutes. L’ouvrier doit se vendre chaque jour et même chaque heure. L’esclave isolé, propriété de son maître, a déjà, du fait de l’intérêt de son maître, une existence assurée, si misérable qu’elle puis être. Le prolétaire isolé, propriété, pour ainsi dire, de toute la classe bourgeoise, à qui on n’achète son travail que quand on en a besoin, n’a pas d’existence assurée. Cette existence n’est assurée qu’à la classe ouvrière tout entière, en tant que classe. L’esclave est en dehors de la concurrence. Le prolétaire est en plein dans la concurrence et en subit toutes les oscillations. L’esclave est considéré comme une chose, non pas comme un membre de la société civile. Le prolétaire est reconnu en tant que personne, en tant que membre de la société civile. L’esclave peut donc avoir une existence meilleure que le prolétaire, mais ce dernier appartient à une étape supérieure du développement de la société, et se trouve lui même à un niveau plus élevé que l’esclave. Ce dernier se libère en supprimant seulement, de tous les rapports de la propriété privée, le rapport de l’esclavage, et devient ainsi lui même un prolétaire. Le prolétaire ne peut se libérer qu’en supprimant la propriété privée elle même. (12)

(12) Dans son ouvrage Le Capital Marx distingue la propriété privée fondée sur le travail d’autrui, de la propriété personnelle fondée sur le travail personnel. Pour prendre un exemple concret : l’ensemble des automobiles fabriquées par une entreprise sont, avant leur vente, la propriété privée des capitalistes possédant l’entreprise. L’automobile achetée par un travailleur pour son propre usage est propriété personnelle de ce travailleur.
La suppression de la propriété privée n’entraîne pas celle de la propriété personnelle.

Avant la révolution industrielle.

6ème question. – Quelles classes laborieuses y avait-il avant la révolution industrielle ?
Réponse.
Les classes laborieuses ont, selon les différentes phases de développement de la société, vécu dans des conditions différentes et occupé des positions différentes vis-à-vis des classes possédantes et dominantes. Dans l’antiquité, les travailleurs étaient les esclaves des possédants, comme ils le sont encore dans un grand nombre de pays arriérés et même dans les provinces méridionales des Etats-Unis d’Amérique (11). Au moyen-âge, ils étaient les serfs de l’aristocratie foncière, comme ils le sont encore en Hongrie, en Pologne et en Russie. Au moyen-âge et jusqu’à la révolution industrielle, il y avait, en outre, dans les villes, des compagnons qui travaillaient au service d’artisans petits bourgeois et, peu à peu, au fur et à mesure du développement de la manufacture, apparurent des ouvriers de manufacture qui étaient déjà occupés par de grands capitalistes.

(11) Ceci a été écrit en 1847, c’est à dire vingt six ans avant la guerre de Sécession, qui supprima l’esclavage aux Etats-Unis. D’ailleurs à l’époque où Engels écrivait cela, l’esclavage subsistait encore dans certaines colonies françaises et au Brésil, où il ne fut supprimé qu’en 1887 (Note du traducteur)